SUICIDES DE POLICIERS – BRISER LE SILENCE

Dans une société qui prétend prioriser le bien-être de l’humain et son respect, un seul suicide, c’est déjà un suicide de trop. Quelles que soient les explications qu’on puisse tenter de lui trouver.

Il n’y a pas de suicide plus ou moins acceptable qu’un autre. Tous sont insupportables, car au-delà de l’indicible douleur de la perte, chacune de ces tragédies nous projette en plein visage et avec une rare violence, le reflet de notre part de responsabilité. Sans concession. Comme un impitoyable miroir.

Chacun de ces drames doit appeler une réelle remise en question.

Rendez-vous compte : près d’un tiers des suicides de policiers genevois survenus depuis les années 50 s’est concentré sur ces 7 dernières années. Cela pourrait sembler « anecdotique » aux yeux de certains, mais proportionnellement au nombre de policiers, c’est plus qu’en France ou encore qu’à Montréal ! Pour information, sur ces 7 dernières années, il y a eu un suicide de policier sur les cantons de Zurich, Vaud et Bâle confondus. Et les chiffres genevois ne tiennent pas compte de celles et ceux qui ont envisagé de commettre l’irréparable et ont finalement renoncé. Ou encore de celles et ceux qui, heureusement, ont été « empêchés » in extremis de passer à l’acte. Et il y en a.

Comment ne pas se demander ce qui a bien pu dysfonctionner, au point que ces dernières années, autant de jeunes gens – qui étaient aimés – qui étaient des piliers pour leurs collègues – qui étaient passionnés par leur travail – décident de façon aussi brutale qu’imprévisible de s’ôter la vie pour ne plus endurer une souffrance indicible ? Comment l’expliquer ?

Les arythmies de travail, la pression, les responsabilités, le danger, la confrontation à la mort, à la détresse des uns et à la violence des autres, ainsi qu’aux côtés sombres de nos sociétés : le métier de policier est déjà reconnu comme étant l’un des plus exposés au risque de suicide. Certes.

À cela s’ajoutent désormais des facteurs propres à la crise inédite que traverse la police genevoise : le manque de reconnaissance; la perte d’attractivité du métier; l’académie inadaptée et lacunaire de Savatan qui est incapable de préparer les jeunes policiers aux réalités qui les attendent sur le terrain; les procédures pénales et disciplinaires visant des femmes et des hommes qui ne cherchent qu’à faire leur devoir; la surcharge de travail liée aux sous-effectifs chroniques largement dénoncés; et pour les policiers, les frustrations et le terrible sentiment d’inefficacité qui en découle; puis de manière générale, les doutes sur le sens de tout ce gâchis et sur les capacités managériales de ceux qui l’ont causé. Cette impression lancinante d’être à bord d’un navire sans pilote, voire pire encore, d’un vaisseau qu’un capitaine sourd aux mises en garde de son équipage précipite sur les écueils.

Plus terrible encore : des années de gouvernance dépourvue d’empathie, d’humanisme et de bon sens.

Même s’il ne doit en aucun cas occulter les décès des autres policiers, le cas de Julien, évoqué dans un récent article de la Tribune de Genève, est et restera emblématique. Certes, le suicide est généralement multifactoriel, mais ce cas est une illustration affligeante des dégâts humains que peut aussi causer une administration méprisante qui refuse d’entendre raison.

https://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/cas-suicide-hausse-police-genevoise/story/26112443

Julien était un jeune inspecteur de police judiciaire autant apprécié de ses collègues que de sa hiérarchie, et de tous ceux qui avaient la chance de le côtoyer. Ces qualités tant humaines que professionnelles étaient reconnues. Dévoué aux siens ainsi qu’à son métier qu’il vivait comme une vocation, il était un exemple pour nous tous. Mais ces dernières années, comme tous les policiers investis dans leur mission, Julien souffrait de voir une police rendue inefficace et ses camarades privés de la reconnaissance qu’ils méritent.

Courant décembre 2017, Julien a perdu son papa dans de tragiques circonstances. Il en était très proche. Un deuil qui le fragilisa cruellement et qui le contraignit à se retirer pour se reposer.

En février 2018, alors qu’il était en arrêt maladie, il fut visé par une enquête administrative suite à une interpellation mouvementée survenue en avril 2016, lors de l’arrestation de dealers d’héroïne. C’est hélas courant lorsque comme Julien, on est membre d’une unité opérationnelle particulièrement exposée aux risques de confrontation avec une délinquance toujours plus violente.

Une lettre signée du Conseiller d’Etat alors en charge du Département de la sécurité, fut confiée à la direction de la police afin d’être transmise à Julien. Nous avons pu nous procurer ce document. Dans ce courrier, véritable réquisitoire ne laissant que peu de place à la présomption d’innocence – principe pourtant si cher à certains aujourd’hui – le Magistrat de tutelle rappelait à l’inspecteur son serment ainsi que le code de déontologie, lui signifiant notamment qu’il s’exposait à la révocation.

La hiérarchie directe de Julien, de même que l’état-major de la police judiciaire, s’opposèrent à l’envoi de cette lettre au policier, estimant à juste titre qu’elle pouvait avoir un effet dévastateur sur le jeune homme déjà considérablement affaibli.

Ce d’autant plus que s’agissant de cette procédure, Julien avait élu domicile chez un avocat, et que c’est à ce dernier que toute correspondance devait être adressée.

Pourtant, le Département de la Sécurité demeura insensible à ces arguments, et en décida autrement. Ainsi, malgré ces préavis négatifs, la lettre fut envoyée en recommandé à Julien.

Julien n’aurait pas dû recevoir ce courrier. Pas sous cette forme, ni à ce moment-là. Et de l’avis de celles et ceux qui ont bien connu Julien, cette lettre fut indéniablement le coup de grâce pour lui. À sa lecture, le jeune homme, paniqué, contacta ses proches auxquels il exprima son désespoir à l’idée de perdre un job qui était tout pour lui. Tous tentèrent de l’apaiser. En vain.

Le lendemain, « Juju » mit fin à ses jours, laissant une famille anéantie, des camarades meurtris et des amis effondrés. C’était le 10 février 2018.

Aujourd’hui, le nombre de femmes et d’hommes faisant appel au service psychosocial de la police ne cesse d’augmenter. Ils disent souffrir d’un manque d’écoute, d’une absence de soutien, d’une perte du sens des missions, ainsi que de surcharge de travail et de stress.

Une détresse, des frustrations, une perte d’identité et de confiance déjà  largement exprimées par les policiers genevois dans un sondage organisé par la commission du personnel, et dont les résultats alarmants furent un puissant désaveu pour la direction de la police, le Département et sa Loi sur la police (LPol).

Une réalité qui, fort heureusement, n’est plus passée sous silence. Des tabous qui sont enfin brisés  et des témoignages qui dépassent la pudeur ou la gêne, grâce au service psychosocial de la police que nous remercions pour avoir eu le courage de tirer la sonnette d’alarme, et pour son engagement sincère. Identifier les policiers qui vont mal, pour mieux les prendre en charge, c’est bien évidemment essentiel.

Mais on ne soigne pas les maux sans en traiter les causes. Désormais, la direction de la police et le Département ont également un rôle important à jouer dans la lutte contre ce fléau.

Un vœu pieux ? Plus d’une année s’est écoulée depuis la mort de Julien. Si en off, au Département et à la direction de la police, on exprime un certain embarras en admettant prudemment que les choses n’ont peut-être pas été faites comme il le fallait avec Julien, et que désormais, tout sera entrepris pour que cela ne se reproduise plus – officiellement, rien. Aucune remise en question claire. Aucun mot d’excuse à la famille de Julien. Et aucun signe concret de sortie de crise pour les policiers.

Difficile de ne pas commenter l’intervention faite par Pierre MAUDET dans la Tribune de Genève. Ce dernier ne souhaite pas se prononcer sur le cas particulier de Julien. Rien d’étonnant à cela : c’est tellement plus confortable de parler de généralités, et de s’éviter ainsi de devoir revenir sur des faits précis et certainement embarrassants.

L’ex-Conseiller d’Etat en charge de la sécurité propose de retirer l’arme aux policiers qui vont mal; ce type de mesure, si elle n’est pas accompagnée d’une recherche des causes du mal-être et de leur traitement, est inutile. Elle n’a en réalité qu’un objectif pour  l’employeur : se donner l’illusion qu’il n’est plus responsable en cas de drame.  Autant retirer les tire-bouchons pour prétendre lutter contre l’alcoolisme ou les seringues pour combattre la toxicomanie. Affligeant !

En outre, l’ancien magistrat de tutelle semble ignorer que l’absentéisme dans la police est en nette augmentation. Signe jusque-là inédit de la souffrance des policiers. Ce, à tel point que la direction des ressources humaines (DRH) s’en inquiète, selon nos informations.

Enfin, le ministre déchu accuse les syndicats d’instrumentaliser les suicides de leurs camarades pour faire du corporatisme. Une injure de plus, faite cette fois à la mémoire de nos collègues défunts ainsi qu’à leurs familles, puisqu’elles-mêmes dénoncent le traitement infligé à leurs disparus.

Un Pierre MAUDET qui, fidèle à lui-même, se mure dans le déni, continue à prétendre que tout va bien, et tente d’occulter sa part de responsabilité. Rien de surprenant. Après tout, les Genevois y sont désormais habitués.

Peu importe finalement, car ça n’est pas de lui que nous attendons le progrès. En reprenant la sécurité, Monsieur Mauro POGGIA a annoncé vouloir se montrer à l’écoute de ces femmes et de ses hommes investis dans leur mission. Nous espérons voir la concrétisation de cette bonne volonté que nous croyons sincère.

Un travail collectif et honnête de prise de conscience est indispensable. Il est surtout urgent. Nous devons tous y participer. Et nous n’aurons plus d’excuses. Les dysfonctionnements à l’origine de cette crise profonde et sans précédent sont désormais connus. Des solutions peuvent y être apportées. Sans hystérie ni lynchage, certes. Mais sans tabou ni fausse pudeur. Dans le calme, la sérénité et la transparence. Afin que les erreurs ne soient plus répétées. Que la reconnaissance méritée soit accordée. Et que la confiance ait une chance d’être rétablie.

Et pour que Julien, et tous les autres, ne soient pas morts pour rien.